Texts

Autour du rituel de Su Batiledhu

Accomplir ce voyage aux côtés de Su Batiledhu nous a permis d’accéder à ce stade de révolte que nous n’avons pas eu le moyen de traverser dans notre société. Faire ce film est une manière d’exprimer notre éclair de souffrance pulsionnel et incontrôlable.

Mais comment donner à voir l’invisible ? Maîtriser ce que la réalité dissimule ?

Ces questions animent ici notre recherche.

Réaliser un film est un acte sacré. Réaliser celui-ci devient peut-être ici notre propre rituel, une liturgie cinématographique pour conjurer le réel.

Qu’est-ce qu’un film, si ce n’est effectivement l’art de faire revenir les morts ?

Les Os Noirs est une histoire de résilience, un film sur l’homme et la relation avec soi-même, avec ses limites charnelles, ses larmes, son sang.

Les Os Noirs navigue constamment entre la pureté et la cruauté, l’arrachement et la retrouvaille, entre le « Mal » et le « Bien ». Les Os Noirs est un film sur la peur et l’angoisse des vivants.  C’est un court-métrage impressionniste dans un univers de film d’épouvante, un film fantastique imprégné d’un réalisme magique.

Le voyage d’Antonio réveille une douleur, mais c’est aussi un mouvement de libération qui appelle aux instincts, au bonheur des corps et nous amène vers une fertilité. Antonio donne à la mort une place dans sa vie, il y passe à travers et c’est ainsi qu’il retrouve une nouvelle énergie pour continuer son existence. Son voyage est un élan de défoulement, d’espoir retrouvé, un voyage qui, malgré sa noirceur, veut faire du bien.

La Nature est-elle une histoire de violence et de deuil qu’il faut bien accepter pour s’accepter soi-même entièrement ? La Nature est elle vraiment « dominable » ou cela n’est qu’une chimère des hommes ?

L’histoire de Su Batiledhu nous dit que nous connaissons peu notre petit corps éphémère fait de poussière, et qu’il est salutaire parfois de se rappeler de cette condition finie. Comment voulons-nous dominer la Nature ? Tout au plus, les données scientifiques semblent concorder, les hommes seront capable de la dérégler suffisamment pour provoquer leur propre désastre. Ce film a aussi une clé de lecture écologique qui suggère une réflexion mystique sur la place que l’homme occupe dans le monde.

Extrait du scénario Les Os Noirs

33      EXT JOUR – VILLAGE

Au village, la scène est chaotique, tout va très vite, l’image est flottante, perdue dans les mouvements excités de la foule. Tout le monde crie et s’affaire dans tous les sens. Dans les petites ruelles, les mouvements de foule emportent ANTONIO. D’autres figures ont rejoint le rituel, des hommes déguisés en femme avec des poupées en chiffon entre les mains, d’autres BERGERS venus pour taper sur ANTONIO.

Entouré par les villageois, tel un pantin, ANTONIO est maintenant exposé sur la place publique dans les habits de SU BATILEDHU, le Démon mi homme – mi animal.

Sur ses épaules, une épaisse fourrure ; sur sa tête, un couvre-chef de cornes de bouc ; accroché à sa taille, l’estomac d’une chèvre rempli de sang, qui forme une masse lourde, presque vivante. ANTONIO pleure, convulsionné, épuisé. Les BERGERS continuent de le torturer et de lui asséner des coups.

Le son assourdissant des cloches, les lamentations, les cris furieux et le vacarme des pas se mélangent. Les hommes crient, brutaux. ANTONIO est blessé, il crache du sang. Ils le piquent avec des bâtons pointus. ANTONIO chancelle et s’effondre de tout son poids, épuisé. Il est las et se laisse traîner comme une bête blessée. Il marmonne des paroles incompréhensibles.

Dans un dernier éclat de rage, il essaye de se libérer des sangles. Furieux, il n’y parvient pas, les BERGERS le tiennent fermement et lui assènent les coups décisifs.

Il s’affaisse définitivement par terre sous le joug de ces figurants forcenés. Les hommes se jettent sur lui sans pitié. Ils arrachent les lambeaux de chair qu’il porte attachés à sa ceinture. Ils percent et déchirent l’estomac de la chèvre avec un couteau. Le sang jaillit et salit les pavés, ruisselle dans la rue, dans l’excitation et le vacarme général.

ANTONIO-SU BATILEDHU est par terre, immobile. Il est mort, tué.

Tous cherchent à toucher ce qu’il reste de l’estomac qu’il porte à la ceinture. La chair est déchirée, partagée. On traîne son corps dans la poussière.

Les hommes boivent du vin depuis une corne de bœuf attachée à un long bâton, qu’on fait tourner dans la foule. La fête a commencé, la joie doit revenir.

LE GARDIEN s’approche alors du corps d’ANTONIO, recroquevillé en position foetale, sans vie. Il lui rapproche le vin des lèvres, et il le fait boire. Une musique populaire commence à retentir, répétitive et hypnotique. ANTONIO accepte le vin et se ressaisit.

ANTONIO ouvre les yeux et relève la tête, comme après un horrible cauchemar.

NOIR.

34      EXT MATIN – ROUTE – PRINTEMPS

Sur la route entre le village et le cimetière, le soleil est maintenant assez haut. ANTONIO regarde la vallée. Plan subjectif du paysage. Nous entendons un bourdonnement d’insectes se rapprocher.

Pas très loin, le tronc de l’arbre tombé est toujours allongé au sol. Les couleurs vivaces du printemps et la lumière éclatante donnent au paysage un air rassurant et paisible. La lumière est chaude et le ciel est clair.

Le bourdonnement se fait entendre de plus en plus fort. La caméra se rapproche de l’arbre. Une nuée d’abeilles est au travail autour de l’écorce, elle tourne autour du tronc et des branches sèches et se regroupe le recouvrant d’une seconde peau, d’une nouvelle vie.

Histoires d’exil - La terre, la lune et les feux

Le déracinement. Le besoin de partir et le désir latent d’un retour. L’attachement que l’on ressent envers une terre que l’on aime et que l’on rejette à la fois.

Ce film naît d’un territoire marginal du sud de l’Italie, la Calabre, et des histoires qui le peuplent aujourd’hui : des histoires d’exil, de quête d’identité et de reconstruction.

Je connais cette région depuis mon enfance. C’est un territoire délabré que les italiens veulent fuir et, en même temps, une terre promise, un eldorado qui ouvre une brèche sur l’Europe. C’est une terre de passage, un chassé-croisé incessant de flux migratoires, qui vident et repeuplent à la fois la région. Un territoire paradoxal, à la fois convoité, malmené et abandonné.

La rencontre avec Roberto a été le déclencheur de ce désir de film. Ce jeune Calabrais se voit malgré lui obligé de fuir sa terre natale. Aucune perspective de travail et de construction personnelle ne s’offre à lui dans cette région. Cependant, il essaye encore de trouver de la poésie dans les lieux de son enfance. Son besoin de fugue et son combat intérieur font écho avec mon vécu.

Je ne pourrais pas me plonger dans une telle aventure si ce n’était pas en quelque sorte la mienne. Partie d’Italie il y a 10 ans, j’ai fuit un pays en plein écroulement de valeurs morales, économiquement et culturellement exsangue.

Pour réaliser un rêve, j’en ai abandonné un autre. Là où je vis la vie est grise, j’ai parfois besoin d’une grande lumière. Revenir sur cette terre m’a aveuglée de cette lumière familière qui s’est imprimée sur ma rétine et ma peau.

Des lettres - La terre, la lune et les feux

Il faut du courage pour partir mais encore plus pour rester. Je me demande si j’aurai celui de te rejoindre.

Je croise ici tous les jours des hommes et des femmes qui ont trahi leur terre d’origine : hommes et femmes venus de tous les coins du monde – d’Afghanistan, d’Albanie, de Grèce, du Nigeria. Ils ont tous franchi ces pas ineffaçables en quittant leur terre maternelle. Je lis dans leurs yeux l’espoir de retrouver au plus tôt ce que parfois on appelle patrie, plus souvent maison.

***

Gibon est arrivé aujourd’hui. Il va bien.
Ça fait du bien de revoir mon frère, quelqu’un de la famille…

Le travail commence à manquer ces jours ci. Je dois trouver autre chose pour vivre. Il fait très chaud ici et il ne se passe jamais rien de spécial.

Ne dis pas à maman que c’est dur pour nous en ce moment, elle en serait inquiète.

J’ai encore rêvé de notre maison. On était assis sous le porche, tous ensemble. C’était un endroit de paix. Quand je repense à mon enfance c’est comme si elle avait duré une seule soir d’été.

***

Je sais que tu n’aimes pas écrire… mais tu ne réponds jamais à mes lettres.

Si t’avais un téléphone, je pourrais au moins t’appeler !

Aujourd’hui, je me sens seul. On est dimanche et il fait froid. Parfois, vous me manquez beaucoup. La mer me manque et ses odeurs. J’aimerais me promener le long de la plage comme on faisait avant.

J’ai envie de prendre le premier train et de descendre !

A part cela, je me sens bien. Je vais voir si je peux te rejoindre pour Noël.

***

Tout est enfoui sous le fardeau de la distance, des voyages, des rencontres et des cendres.

Mais au fond qui sommes-nous, nous qui partons et quittons notre terre sinon des traîtres de l’amour qui nous lie à elle ?

Chère Gaëlle, si je m’arrête un instant tout peut ressurgir.

Derrière l’oisiveté des tièdes soirées revient le goût de ce que j’ai été.

Randagio - Due Fratelli

Randagio

Il essaie des fois de défaire ce nœud
Essentiel, sa force, sa faiblesse
Une couronne imaginaire posée sur la tête,
Une brioche croquée dans la pénombre,
Loin du regard des autres

Le soleil brille sur lui
Il ne le voit pas

Pourquoi se cache-t-il quand le vent se lève ?
Ses poches sont vides de toute façon.
Le chien errant en lui le suit depuis toujours
Mais n’a jamais la force pour le rattraper

Son ciel de l’absolu est entouré d’horizons
Mais il l’écarte, un mensonge démenti

Installé confortablement sur son canapé
Au milieu d’un champ de poussière
Il ne vit que la moitié de son existence.

Saute-murailles

Novembre 2009. Je me rends en Cisjordanie pour travailler sur le sujet de l’enfance et du droit au jeu, une thématique qui me tient à cœur depuis plusieurs années. Dès ma première visite du camp de refugiés de Dheisheh, je rencontre Tamer, un enfant de 10 ans au regard éveillé, avec le visage couvert de cicatrices et une démarche de petit homme. En échangeant quelques paroles avec lui, j’ai tout de suite envie de mieux le connaître.

Nous discutons à plusieurs reprises de ses jeux préférés et des problèmes qu’il rencontre dans le camp. Naïveté et dureté se mélangent dans ses propos : « Mon rêve est celui de libérer mon pays de l’occupation, de me battre pour libérer la Palestine ! », puis il ajoute : « Tu peux raconter mon histoire ! Mon histoire est celle de tout mon peuple. ». L’assurance de cet enfant de 10 ans au visage espiègle m’impressionne. Chez lui, une violence latente se mélange à une galanterie attentionnée, il est imprévisible et attachant. Si sa conscience politique semble s’être construite au jour le jour dans le camp, il se trouve à ce moment de la vie où l’on choisit son chemin et où il est si simple de déraper. Dans la volonté de raconter son histoire, j’ai envie d’aller au delà du masque de l’enfant « lanceur de pierres ».

Dans les territoires palestiniens, la résistance est une valeur transmise de père en fils, de génération en génération, comme un devoir religieux, éthique et politique. Dans un tel contexte, ces enfants sont-ils privés d’un destin personnel et condamnés à l’accomplissement d’un même devoir ? A-t-on le droit d’être un individu à part entière quand on grandit dans un camp de réfugiés ?

Je pars donc à la rencontre de Nader, le père de Tamer. C’est un homme paisible et cultivé, attaché à sa famille mais aussi militant et impliqué, comme tous les hommes de Dheisheh. Tandis qu’il cherche à éloigner son enfant d’une vie violente et désespérante, il n ‘a pu lui donner le meilleur exemple en s’étant toujours battu pour une cause à laquelle tout semble être soumis. « Certains d’entre nous n’ont pas d’enfance. Moi je n’y ai pas eu droit », me confie-t-il. Arrêté la première fois à l’âge de 15 ans, il a passé des années en prison et a peur que son fils suive la même destinée.

Tamer ne semble pas savoir ce qu’est l’enfance. C’est un réfugié palestinien et en tant que tel, sa principale préoccupation est de résister à l’occupation, sans pouvoir aller au delà de cette réalité. Ici, l’enfance est insaisissable, indéchiffrable. Si dans un tel contexte, Nader semble impuissant, il tente de toutes ses forces de préserver son fils. Le foyer familial se révèle être la première ressource de Tamer, c’est ici que l’enfant libère son humanité. Ils sont six mais ils ne font qu’un. Tous ensemble, ils forment la plus forte des armées, leur union et leur éducation étant autant d’armes déployées contre l’occupation. Tels des rêveurs éveillés, ils songent à une vie meilleure et luttent sans relâche pour l’obtenir. Chacun de leur côté ou tous ensemble, ils affrontent avec dignité et conscience leur condition de réfugiés.

Lors de mes séjours dans le camp, j’ai été accueillie au sein de cette famille, dans leur maison, où nous nous sommes découverts amis et frères. J’ai vécu avec eux une expérience intime emplie d’émotions, de liberté intellectuelle et de partage. J’ai découvert à Dheisheh un endroit où les hommes luttent mais où cette lutte définit une fragilité et un attachement à la vie. Je souhaite saisir leur quotidien dans sa complexité et réviser nos perceptions sur la condition des réfugiés palestiniens.

Lorsque j’ai appris le souhait de Nader de réaliser le rêve de son fils – un voyage au-delà du mur pour aller voir la mer, j’ai tout de suite eu envie de filmer cette aventure. Ce geste si simple symbolise à lui seul un combat pour la liberté.

Comment l’unité d’une famille peut-elle faire face à la situation globale d’un peuple en résistance ?

Depuis que je suis né est le récit intime d’un enfant cherchant sa place dans le chaos du monde et celle d’un père cherchant le meilleur moyen de protéger son fils. C’est une histoire qui interroge sur la transmission intergénérationnelle dans un conflit qui dure depuis plus de 60 ans.

Dans un paysage parfois sombre, le film résonnera comme une lueur d’espoir, de ténacité et de volonté de reconstruction. Pendant un bref moment, ensemble, nous serons des saute-murailles.

Extraits du scénario - Depuis que je suis né

SEQ 1 – LES JEUNES CAGOULES – EXT / JOUR

Une petite tête encagoulée d’un t-shirt noir sort de derrière un mur pour espionner en secret ses ennemis.
La petite tête rentre silencieusement dans sa cachette faîte d’une palissade de chantier.
Quatre enfants, les têtes couvertes par des cagoules et des foulards, se cachent derrière cette clôture. Tamer, un enfant de 12 ans, donne un coup d’œil discret. Ses yeux scrutent furtivement ses ennemis, ses doigts serrent fort un caillou.

Tamer

Shhhh ! Ne bougez pas, je les ai vus ! Tarek, couvre moi !

Tarek

Au nom de Dieu, je vais les tuer cette fois !

De l’autre côté de la rue, cinq autres enfants se cachent derrière une voiture, armés de pierres et de bâtons. Abbas serre son caillou, puis en ramasse un autre.

Abbas

Je crois qu’ils sont devant nous… Frères, allons-y ! Un, deux, trois…

D’un coup, une marée de pierres perce l’air et des cris d’enfants éclatent dans les ruelles brûlées par le soleil de l’après-midi. Les deux groupes de gamins s’affrontent comme de vrais soldats.
Certains se jettent par terre, feignant de mourir face aux jets de cailloux, d’autres donnent des coups de bâtons à leurs camarades.

Tamer enlève sa cagoule, aide ses camarades à se relever et commence à crier.

Tamer

Vive les martyrs… Nous avons gagné ! Free Palestine !
Le soleil réchauffe les visages des enfants qui sautent les uns vers les autres se serrant dans les bras et riant aux éclats.

SEQ 2 – LA MAISON – INT / JOUR

Une maison de famille. Les volets sont baissés et laissent filtrer les rayons de la lumière de l’après midi qui éclairent un long couloir.
La caméra effectue un lent travelling à travers les pièces.
Une table basse encombrée d’objets et d’un cendrier rempli de mégots trône au milieu du salon. Plus loin une grande table à manger avec 6 chaises autour. Derrière la table, une grande cuisine, parfaitement rangée.

Voix off Tamer

Mon histoire est celle de mon père et celle de tout mon peuple.
Notre pays est notre espoir. Comment vivre sans espoirs ?
Notre souffle est plus long, nous écrivons notre histoire avec notre souffle.

La camera traverse doucement le couloir de la maison.
Des vieilles photos sont accrochées au mur.
Un portrait de famille, un homme, une femme qui porte un bébé dans les bras et trois enfants. Ils sont serrés l’un contre l’autre face à l’entrée d’une maison en construction. Un autre cliché retrait un homme, la trentaine, son visage entouré par un drapeau palestinien et l’écriteau « mort pour la liberté ».

Voix off Tamer

Je ne me plains pas. Je n’aime pas me plaindre. Je vis et c’est tout et je n’ai peur de rien. Si je souffre c’est normal car je ne suis pas un homme libre.

Le travelling continue.
Une porte entrouverte. On rentre dans une chambre, celle d’un garçon.
Deux petits lits l’un sur l’autre. Une table encombrée par des t-shirts et des vieux journaux.
Des magazines, des images de tanks, des fusils, puis des cahiers d’école et d’autres clichés de l’espace, de la mer, de l’océan.
La fenêtre de la chambre est entrebâillée. La caméra s’approche lentement de l’ouverture.

SEQ 3 – LE MIRAGE – EXT/JOUR

Des images éblouissantes, une mer calme, symbole d’espace et apaisement.
Le bruit de l’eau nous berce, le regard se perd à l’horizon.
Cette rive est un lieu silencieux, la lumière est aveuglante et l’atmosphère apaise les esprits.

Voix off Tamer

Mon nom est Tamer, j’ai 12 ans. Je suis un homme palestinien né de réfugiés à l’heure d’une nouvelle guerre et cela depuis que je suis né…